08.02.2023

Licenciement économique et harcèlement : quand la maison-mère est condamnée en tant que co-employeur

Une maison-mère peut être co-condamnée avec sa filiale dans le cadre d'un litige prudhommal

Dans un arrêt publié du 23 novembre 2022, la Cour de cassation reconnaît la situation de co-emploi entre deux sociétés d’un même groupe, à l’aune des nouveaux critères qu’elle avait fixés en 2020. L’« immixtion permanente » de la maison-mère et la « perte totale d'autonomie d'action » de la filiale étaient en l’espèce largement caractérisées.

La définition du co-emploi par la Cour de cassation depuis 2020

Dans un groupe de sociétés, lorsqu’une société est reconnue co-employeur des salariés d’une autre société, ces deux sociétés deviennent solidairement responsables des obligations vis-à-vis des salariés.

En pratique, l’existence d’une situation de co-emploi entre la maison-mère et la filiale employeur des salariés est souvent invoquée en cas de licenciement économique.

Si le co-emploi est reconnu par les juges entre la filiale ayant procédé aux licenciements et la maison-mère, les deux sociétés pourront être condamnées solidairement en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse. Et si la filiale employeur est « défaillante », c’est à la maison-mère co-employeur d’assumer les conséquences des manquements.

En novembre 2020, la Cour de cassation avait redéfini la notion de co-emploi, de façon plus restrictive, en exigeant que soient réunies deux conditions. Une situation de co-emploi ne peut être reconnue que si (cass. soc. 25 novembre 2020, n° 18-13769 FPPBRI) :

la maison-mère s'immisce de façon permanente dans la gestion économique et sociale de la filiale employeur. Cette immixtion doit aller au-delà de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés appartenant à un même groupe et de l’état de domination économique que cette appartenance peut engendrer ;

-cette immixtion conduit à la perte totale d’autonomie d’action de la filiale employeur.

L’affaire : le directeur d’exploitation de la filiale licencié pour motif économique et victime de harcèlement moral

Dans cette affaire, une entreprise de transport de verre était passée sous le contrôle d’une autre société, après le rachat de l’ensemble de ses actions. L’entreprise était donc devenue la filiale de cette société, la maison-mère.

Un an après le rachat, le directeur d’exploitation de la filiale a été licencié pour motif économique. Ce dernier a saisi la justice afin de faire reconnaître une situation de co-emploi entre la maison-mère et la filiale et d’obtenir leur condamnation solidaire à l’indemniser pour licenciement injustifié et harcèlement moral.

La cour d’appel a fait droit au salarié sur tous les points. Elle a estimé qu’il avait été victime de harcèlement moral, que son licenciement était injustifié et que la maison-mère agissait en tant que co-employeur. La filiale ayant été placée en liquidation judiciaire, la maison-mère a été seule condamnée à indemniser le salarié.

Cette dernière a saisi la Cour de cassation, mais sans succès.

Condamnation de la maison-mère reconnue co-employeur

Pour reconnaître la situation de co-emploi, les juges d’appel se sont fondés sur les éléments de fait suivants :

  • à la suite du rachat, la filiale n’a plus eu de client propre, s’est retrouvée sous la totale dépendance économique de la maison-mère qui lui sous-traitait des transports et les organisait ;
  • le directeur d’exploitation avait perdu tout pouvoir décisionnel, il obéissait aux responsables du planning de la maison-mère qui prévoyaient les tournées des chauffeurs de la filiale ;
  • la maison-mère s’occupait de la gestion du personnel de la filiale, dans les relations tant individuelles que collectives, la filiale n'ayant plus aucune autonomie dans l'élaboration des tournées des chauffeurs, leurs plannings, les relations avec les clients et même la gestion des arrêts maladie ou du temps de vote pour les institutions représentatives du personnel ;
  • la gestion financière et comptable de la filiale était assurée par la maison-mère.

La cour d’appel avait conclu qu’il existait une ingérence continuelle et anormale de la société mère dans la gestion économique et sociale de la filiale, allant au-delà de la nécessaire collaboration entre sociétés d'un même groupe.

Cette ingérence s’était traduite par l’éviction des organes de direction de la filiale, dont faisait partie le directeur d’exploitation, au profit de salariés de la maison-mère.

La cour d’appel, approuvée par la Cour de cassation au vu de tous ces éléments, a donc valablement caractérisé une immixtion permanente de la société mère dans la gestion économique et sociale de la filiale employeur, conduisant à la perte totale d'autonomie d'action de cette dernière.

Il y avait donc bien existence d'une situation de co-emploi.

Le retrait injustifié des fonctions du directeur d’exploitation admis comme harcèlement moral

Il est intéressant de relever que la cour d’appel, également approuvée par la Cour de cassation, a reconnu que le directeur d’exploitation de la filiale avait été victime de harcèlement moral.

En effet, après le rachat, le salarié avait été mis à l’écart et ses fonctions de directeur d'exploitation confiées à des salariés de la maison-mère.

La maison-mère arguait d’une incompétence du salarié, de son désinvestissement, de son manque total d’initiative et de son refus de collaborer avec les salariés de la maison-mère.

Mais pour la cour d’appel, l’incompétence n’était pas fondée et les erreurs ou défauts reprochés au salarié, à les supposer établis, ne justifiaient pas sa mise à l'écart de son poste de directeur d'exploitation et la dévolution de ses fonctions aux salariés de la maison-mère.

Elle considère ainsi que le retrait injustifié de ses fonctions de directeur d'exploitation pour les confier à des salariés de la maison-mère, cumulés avec d’autres faits (incidents relatifs au positionnement des caméras de surveillance, remboursement de frais de déplacement), permettait de faire présumer l'existence d'un harcèlement moral, que l’employeur ne justifiait par aucun élément objectif.

Source : Cass. soc. 23 novembre 2022, n° 20-23206 FSB